6.

Yuri devait aller voir Aaron Lightner. C’était aussi simple que ça. Il devait quitter le Talamasca tout de suite, malgré les ordres, et partir à sa recherche dans La Nouvelle-Orléans pour savoir quels événements récents avaient pu perturber à ce point son cher mentor et ami.

Au moment où la voiture passa les grilles de la maison mère, Yuri eut conscience qu’il ne reviendrait peut-être jamais plus. Le Talamasca était intraitable avec ceux qui lui désobéissaient. Et Yuri ne pouvait pas prétendre ignorer le règlement.

Son départ avait été des plus faciles. Dans la solitude voilée du matin froid, il laissait derrière lui ce lieu sacré, près de Londres, où il avait passé la majeure partie de sa vie.

Il avait mûrement réfléchi avant de prendre sa décision. Ou, plutôt, les Anciens la lui avaient offerte en lui interdisant tout contact avec Aaron. Le dossier des sorcières Mayfair était clos, avaient-ils précisé.

Quelque chose de terrible avait dû se produire avec les sorcières Mayfair. Quelque chose qui avait blessé et découragé Aaron. Trouver Aaron… D’une certaine façon, c’était la chose la plus simple qu’il ait jamais eu à faire.

 

Yuri était un gitan serbe de haute taille, mince et alerte, à la peau sombre, aux cils et aux grands yeux très noirs. Ses cheveux étaient légèrement ondulés mais coupés trop court pour qu’on s’en aperçoive. Ses yeux s’étiraient légèrement vers les tempes et son visage plutôt carré était toujours éclairé d’un sourire sympathique. Dans plus d’un pays, de l’Inde au Mexique, il pouvait passer pour un autochtone. Même au Cambodge et en Thaïlande. C’était dû à un vague côté asiatique dans ses traits, à son teint doré et, sans doute, à ses manières tranquilles. Ses supérieurs du Talamasca l’appelaient l’homme invisible.

Yuri était premier enquêteur au Talamasca et appartenait à cet ordre secret de « détectives du psychisme » depuis son enfance. Bien que ne possédant aucun pouvoir parapsychique, il travaillait de par le monde avec les exorcistes, les médiums, les voyants et les sorciers répertoriés par le Talamasca. Personne ne s’y entendait mieux que lui pour retrouver des personnes disparues, rassembler des informations et faire son travail d’espion. Il était dévoué corps et âme au Talamasca et ne reculait devant aucun risque.

Il ne posait pratiquement jamais de questions sur ses missions. Il ne cherchait pas à comprendre le but final de ce qu’on lui faisait faire. Il ne travaillait que pour Aaron Lightner ou David Talbot, tous deux très haut placés dans la hiérarchie, et il était ravi qu’ils se le disputent parfois, tant son travail était apprécié.

D’une voix douce et sans précipitation, Yuri parlait une multitude de langues sans l’ombre d’un accent. Il avait appris l’anglais, le russe et l’italien avec sa mère – et les amants de sa mère – avant d’avoir atteint l’âge de huit ans.

Un enfant aussi jeune qui connaît autant de langues dispose d’énormes avantages, non seulement dans le domaine de la linguistique, mais aussi dans celui de la pensée logique et de l’imaginaire. Yuri avait un esprit très vif et n’était pas de nature très secrète, même si, une bonne partie de sa vie, il avait dû refréner sa loquacité naturelle.

Yuri avait acquis bien d’autres qualités auprès de sa mère, une femme intelligente, belle et insouciante. Elle gagnait bien sa vie en vendant ses charmes, se montrait toujours gentille à l’égard des employés des hôtels où elle emmenait ses compagnons et passait des après-midi entiers à papoter avec des amies autour d’une tasse de café ou de thé.

Aucun de ces hommes n’avait jamais maltraité Yuri et certains ne l’avaient même jamais vu. Ceux qui étaient restés plus longtemps avec sa mère avaient toujours été doux avec lui. Sinon, sa mère ne les aurait pas gardés.

Lorsque les gitans avaient mis le grappin sur lui, avait commencé pour lui une existence de mélancolie et de silence. Cette bande de brigands, qui achetaient des enfants et les emmenaient à Paris ou à Rome pour en faire des voleurs, était de sa propre famille. Ils l’avaient récupéré après la mort de sa mère, dans son village natal de Serbie, un endroit misérable où elle s’était retirée dès qu’elle avait compris qu’elle allait mourir.

Pourquoi était-il resté si longtemps avec les gitans ? Comment avait-il supporté tout ça ? Ils l’avaient battu, affamé, brimé et menacé. Ils l’avaient rattrapé les deux fois où il avait tenté de s’enfuir et avaient juré de le tuer s’il recommençait. Parfois, il fallait le reconnaître, ils avaient fait preuve d’un peu de tendresse et lui avaient fait plein de promesses. Mais, à neuf ans, il aurait dû avoir plus de bon sens. C’était du moins ce qu’il se disait. Sa mère, même lorsqu’elle était enfant, ne se serait jamais fait avoir. Elle n’était jamais tombée sous la coupe d’un maquereau et aucun homme ne l’avait jamais intimidée, même lorsqu’elle était amoureuse.

Quant à son père, Yuri ne l’avait jamais connu mais il savait que c’était un riche Américain de Los Angeles. Avant leur départ de Rome pour son dernier voyage, la mère de Yuri avait déposé dans un coffre-fort le passeport du père, de l’argent, quelques photos et une jolie montre japonaise. C’était tout ce qui restait de son père, mort quand Yuri avait deux ans.

À dix ans, il put enfin récupérer ces trésors. Les gitans l’avaient forcé à voler à Paris pendant des mois, puis à Venise, à Florence et, l’hiver venu, à Rome.

Lorsqu’il aperçut la Ville éternelle, qu’il avait connue avec sa mère, Yuri saisit sa chance. Un dimanche matin, tandis que les gitans sévissaient parmi la foule de la place Saint-Pierre, il s’envola vers la liberté en s’engouffrant dans un taxi avec un portefeuille volé. Peu après, il écumait les cafés pour touristes de la Via Veneto à la recherche de compagnie argentée, comme sa mère l’avait toujours fait avec élégance.

Yuri savait bien qu’il existait des hommes préférant les jeunes garçons aux femmes. Et ce qu’il avait observé à travers le trou de serrure de la chambre de sa mère lui en avait appris long sur la vie.

Il était maigre à cause de la diète que lui avaient imposée ses ravisseurs mais il avait des dents très bien plantées, qu’il s’était toujours attaché à garder blanches, et une voix magnifique. Il s’entraîna à sourire devant la glace des toilettes publiques puis se lança à la recherche de compagnons sur qui exercer ses charmes.

Il se révéla d’un excellent jugement.

À l’exception d’une ou deux erreurs de parcours, il se retrouva bientôt dans l’élément de sa mère, de jolies chambres d’hôtel au décor familier, où il pouvait prendre des douches chaudes et des repas raffinés tout en racontant les mensonges que ses « clients » voulaient entendre pour soulager leur conscience. Mais il vivait dans la terreur que les gitans le retrouvent. Il évitait le plus possible de sortir. Parfois, il frissonnait de peur dans les ruelles, en fumant une cigarette, et se jurait de quitter Rome.

Le dixième jour de sa liberté retrouvée, ses poches étaient boursouflées de billets de banque bien encombrants. Mais combien de temps cela pouvait-il durer ?

Le quinzième jour, ou un peu plus tard, il rencontra l’homme qui allait changer le cours de sa vie.

On était en novembre et il commençait à faire froid. Yuri était dans la Via Condotti où il s’était acheté une écharpe en cachemire dans une boutique à la mode. Il avait beaucoup de liquide sur lui, fumait une cigarette et piochait dans un sac de pop-corn tout en marchant. Il aimait se promener en fin d’après-midi, quand les cafés étaient remplis de lumières et d’Américains bruyants.

La rue étroite était réservée aux piétons et des ribambelles de jolies jeunes filles rentraient de leur travail, bras dessus, bras dessous, ou dirigeant tant bien que mal leur Vespa à travers la foule. Yuri avait faim. Il forma le projet d’entrer dans un restaurant, de demander une table pour sa mère et lui, de laisser passer un laps de temps raisonnable puis de commander en prenant soin de montrer innocemment son argent pour que le serveur pense qu’il était riche.

Tandis qu’il y réfléchissait en léchant le sel du pop-corn sur ses lèvres et en écrasant sa cigarette, il aperçut un homme à une table de café, devant un verre et une carafe de vin. Il devait avoir entre vingt et trente ans, avait des cheveux hirsutes lui tombant sur les épaules mais était fort bien habillé. Ce devait être un jeune Américain. Il avait un appareil-photo japonais très coûteux posé sur la table, un carnet recouvert de cuir et une valise. De toute évidence, il voulait écrire quelque chose dans son carnet mais, chaque fois qu’il prenait son stylo, il se mettait à tousser horriblement. Comme sa mère pendant leur dernier voyage.

Tout, dans cet homme, attirait Yuri. Son désarroi, sa jeunesse, son désespoir manifeste. Il essaya encore d’écrire un peu puis jeta un regard autour de lui, comme pour chercher un endroit plus chaud pour passer la soirée, souleva son verre de vin rouge, l’avala lentement et se rassit au fond de sa chaise en toussant à nouveau.

Ses cheveux en bataille étaient propres et il portait une chemise blanche, une cravate de soie, un gilet bleu et une veste de laine. S’il n’avait été aussi ivre et malade, il aurait été une proie idéale.

Il semblait si malheureux, si incapable de faire le moindre geste, que Yuri en avait le cœur brisé. Il regarda tout autour de lui : pas de gitan, pas de policier. Il fallait aider cet homme à gagner un endroit chaud.

Yuri s’approcha de la table et dit en anglais :

— Vous avez froid. Je vais vous accompagner jusqu’à un taxi. Il y en a sur la Piazza di Spagna. Vous pourrez retourner à votre hôtel.

L’homme le fixa des yeux comme s’il ne comprenait pas l’anglais. Il avait de la fièvre, ses yeux étaient injectés de sang. Mais il avait un visage vraiment intéressant. Les os étaient très larges, surtout ceux des pommettes et du front. Il avait le teint si clair que Yuri pensa s’être trompé : il était peut-être suédois ou norvégien et ne comprenait pas l’anglais.

Mais l’homme lui dit :

— Petit homme, mon petit homme.

— Je suis un petit homme, répondit Yuri en redressant les épaules.

Il lui adressa un sourire et un clin d’œil mais, simultanément, éprouva du chagrin : c’était ainsi que sa mère l’appelait, « petit homme », et elle le faisait exactement de la même façon.

— Laissez-moi vous aider, dit Yuri. Vous tremblez de froid.

Il prit la main droite de l’homme, qui semblait inanimée sur la table.

L’homme voulut parler mais il se mit à tousser. Yuri se raidit. Il avait peur qu’il crache du sang. L’homme sortit avec difficulté un mouchoir et s’en couvrit le visage. Il frissonna dans un silence total, comme s’il ravalait tout : le sang, le bruit, la douleur. Puis, d’une façon malhabile, il essaya de se mettre debout.

Yuri prit la situation en main. Il mit un bras autour de la taille fine de l’homme, le souleva doucement et l’entraîna entre les tables de fer. La nuit était tombée.

En bas d’un escalier de pierre, l’homme chuchota qu’il y avait un hôtel tout en haut. Il n’était pas certain de pouvoir monter jusque-là. Yuri héla donc un taxi.

— Oui, le Hassler, dit l’homme avec soulagement en s’effondrant sur la banquette arrière.

Ses yeux se mirent à rouler dans leurs orbites comme s’il allait mourir sur-le-champ.

Ils arrivèrent dans le hall de l’hôtel, là où Yuri avait si souvent joué lorsqu’il était petit. L’homme n’avait pas de chambre réservée. Il avait juste une liasse de billets de banque italiens et un nombre impressionnant de cartes de crédit. Dans un bon italien, interrompu par quelques quintes de toux, le bras droit fermement agrippé à l’épaule de Yuri, il expliqua qu’il voulait une suite.

Il s’affala sur le lit et resta longtemps sans parler. Une légère odeur chaude émanait de lui et ses yeux s’ouvraient et se fermaient lentement.

Yuri commanda de la soupe, du pain, du beurre et du vin. Il ne savait pas quoi faire d’autre pour cet homme qui lui souriait, comme s’il trouvait un apaisement dans l’attitude du jeune garçon. Yuri connaissait cette expression. Sa mère le regardait souvent ainsi.

Il passa dans la salle de bains pour fumer une cigarette, afin de ne pas gêner l’homme.

Lorsque la soupe arriva, il le fit manger cuillerée après cuillerée. La chambre était agréable et chaude. Il était content que l’homme mange. La malnutrition que lui avaient fait subir les gitans était un souvenir atroce.

Lorsqu’un peu de vin coula sur le menton mal rasé de l’homme, Yuri se rendit compte que celui-ci avait le bras droit et la moitié du visage paralysés.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda Yuri en italien. Faut-il appeler un médecin ? Avez-vous de la famille à prévenir ?

— Parle-moi, répondit le malade en italien. Reste avec moi. Ne t’en va pas. Dis-moi qui tu es et d’où tu viens. Comment t’appelles-tu ?

Yuri se fabriqua une histoire. Cette fois, il était le fils d’un maharajah. Il s’était enfui avec sa mère et ils avaient été enlevés par des criminels à Paris. Il avait réussi de justesse à s’échapper.

Il parlait avec un débit rapide, presque sans émotion. Il s’aperçut que l’homme souriait. Il avait dû comprendre que le garçon lui racontait des mensonges.

À mesure qu’il souriait, et même riait un peu, Yuri commença à embellir son récit pour le rendre fantastique et le plus étonnant possible, heureux de voir une lueur joyeuse dans le regard du moribond.

Ensuite, il raconta un tas d’histoires sur l’Inde, Paris et les endroits fabuleux où il était allé.

Il se réveilla au lever du jour. Il était assis devant la fenêtre, les coudes posés sur le rebord. Il avait dormi dans cette position. La grande ville tentaculaire de Rome baignait dans une lumière nébuleuse. Des bruits s’élevaient des rues étroites. Il entendait le vacarme des automobiles.

L’homme était en train de l’observer. Pendant un moment, Yuri crut qu’il était mort. Mais il lui dit doucement :

— Yuri, je voudrais que tu passes un coup de téléphone pour moi.

Yuri acquiesça de la tête en remarquant qu’il n’avait pas encore dit son prénom au malade. Après tout, il l’avait peut-être mentionné dans ses histoires. Peu importait ! Il prit le téléphone sur la table de chevet, s’assit sur le lit et répéta le nom et le numéro du correspondant à l’opératrice. C’était à Londres.

En anglais, Yuri transmit le message énoncé en italien par le malade :

— Je vous appelle à propos de votre fils Andrew. Il est très malade et se trouve à l’hôtel Hassler, à Rome. Il vous demande de venir. Il dit qu’il ne peut plus se déplacer.

L’interlocuteur se mit à parler en italien et la conversation se poursuivit un court moment.

— Non, monsieur, répliqua Yuri, obéissant aux instructions d’Andrew. Il dit qu’il ne veut pas voir de médecin. Oui, monsieur, il va rester ici.

Il indiqua le numéro de la chambre.

— Oui, je veillerai à ce qu’il mange, monsieur, dit-il encore.

Puis il fit une description de l’état de l’homme, sa paralysie. Le père était horriblement inquiet et allait prendre le premier avion pour Rome.

— Je vais essayer de le convaincre de voir un médecin, monsieur.

— Merci, Yuri, dit l’interlocuteur. Soyez gentil de rester avec lui. Je serai là dès que possible.

Une fois encore, Yuri s’aperçut qu’il n’avait pas dit son prénom à l’Anglais.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Je reste avec lui.

À peine eut-il raccroché qu’il proposa à Andrew de consulter un médecin.

— Pas de médecin, dit Andrew. Si tu prends le téléphone pour en appeler un, je saute par la fenêtre. Tu entends ? Pas de médecin. C’est bien trop tard.

Yuri resta sans voix, au bord des larmes. Il se rappela les interminables quintes de toux de sa mère dans le train vers la Serbie. Pourquoi ne l’avait-il pas obligée à voir un médecin ? Pourquoi ?

— Parle-moi, Yuri, dit l’homme. Invente des histoires. Ou parle-moi d’elle, si tu veux. Parle-moi de ta mère. Je la vois. Elle a de magnifiques cheveux noirs. Parle-moi, s’il te plaît.

Un frisson traversa le garçon quand il regarda l’homme dans les yeux : il lisait dans ses pensées ! Sa mère lui avait parlé de gitans capables de faire ça. Lui, ne possédait pas ce don. Sa mère prétendait l’avoir, mais il ne l’avait pas crue. Il n’en avait jamais eu la preuve formelle. En songeant à sa mère dans le train, il se dit qu’il était probablement trop tard à ce moment-là pour consulter un médecin. Mais il n’en serait jamais certain.

— Je vous raconterai des histoires si vous prenez un petit déjeuner, dit-il. Je vais vous commander quelque chose de chaud.

L’homme le regarda et sourit.

— D’accord, petit homme. Tout ce que tu veux mais pas de docteur. Commande quelque chose. Et, Yuri, si tu ne m’entends jamais plus parler, rappelle-toi ceci : ne te fais pas reprendre par les gitans. Demande à mon père de t’aider.

 

Son père n’arriva que dans la soirée. Yuri était dans la salle de bains avec Andrew qui vomissait dans les toilettes en s’accrochant à son cou pour ne pas tomber. Le vomi contenait du sang. En relevant la tête, il aperçut la silhouette du père. C’était un homme aux cheveux blancs, bien que pas très vieux, et visiblement riche. Il était accompagné d’un chasseur de l’hôtel.

Cet homme bien habillé avança et prit son fils par les épaules. Yuri recula tandis que le jeune chasseur donnait un coup de main pour poser Andrew sur le lit.

Andrew appela frénétiquement Yuri.

— Je suis là, Andrew, dit-il. Je reste avec vous. Ne vous en faites pas. Votre père va appeler un médecin. Obéissez-lui.

Il s’assit à côté de lui, lui prit la main et observa son visage. Sa barbe avait poussé. Elle était drue et brune. Ses cheveux sentaient la sueur et le gras.

Le père s’assit sur une chaise en regardant son fils. Il n’avait l’air ni triste ni inquiet. Il avait des yeux bleus et des mains aux larges articulations, avec de grosses veines bleues. Des mains de vieux.

Andrew resta longtemps assoupi. À son réveil, il demanda à Yuri de lui raconter l’histoire du maharajah. Mais Yuri était gêné par la présence du père. Pourquoi n’appelait-il pas un médecin ? Pourquoi ne faisait-il rien pour son fils ? Enfin, si Andrew voulait réentendre l’histoire, d’accord.

Il se rappela que sa mère avait fait un séjour assez long à l’hôtel Danieli avec un très vieil Allemand. Quand une de ses amies lui avait demandé comment elle pouvait supporter un homme aussi vieux, elle avait répondu : « Il est gentil avec moi et il est mourant. Je ferais n’importe quoi pour rendre ses derniers instants moins pénibles. »

Yuri raconta en détail l’histoire du maharajah, de ses éléphants aux magnifiques selles de velours rouge bordé d’or, de son harem, dont sa mère était la reine. Il raconta la partie d’échecs qu’il avait jouée avec sa mère pendant cinq longues années, où personne ne gagnait, sur une table richement drapée sous un palétuvier. Il parla de ses frères, de ses sœurs et d’un tigre apprivoisé attaché à une chaîne en or.

Andrew transpirait abondamment. Yuri partit chercher une serviette dans la salle de bains mais l’homme ouvrit les yeux et, paniqué, l’appela. Yuri revint en vitesse et essuya le front et le visage du mourant. Le père ne bougeait toujours pas. Mais qu’est-ce qu’il fabriquait ?

Andrew voulut toucher Yuri de sa main gauche mais elle était aussi paralysée. Yuri prit la main, la souleva et la posa sur son visage. Andrew sourit.

Une demi-heure plus tard, le mouvement de sa poitrine cessa, ses yeux s’ouvrirent un quart de seconde puis plus rien. Yuri n’osait pas bouger.

Le père se leva enfin et s’approcha du lit. Il se pencha et embrassa le front d’Andrew. Yuri était surpris. Il n’avait pas appelé de médecin et, maintenant, il embrassait son fils ! Le jeune garçon éclata en sanglots.

Il alla dans la salle de bains, se moucha avec du papier toilette, sortit une cigarette, la tassa sur le dos de sa main, la mit dans sa bouche et l’alluma. Ses lèvres tremblaient et il commença à aspirer de longues bouffées délicieuses tandis que ses yeux s’embuaient de larmes.

Dans la chambre, des gens entraient et sortaient en faisant beaucoup de bruit. Yuri s’adossa au carrelage blanc en fumant cigarette sur cigarette. Soudain, il arrêta de pleurer. Il but un verre d’eau et resta debout, les bras croisés, en se disant qu’il devait s’en aller discrètement.

Pas question de demander de l’aide à ce type ! Il allait attendre la fin de toute cette agitation et s’éclipserait. Si quelqu’un lui posait une question, il donnerait une bonne excuse et s’en irait. Aucun problème. Il allait peut-être quitter Rome.

— N’oublie pas le coffre-fort, dit le père.

Yuri sursauta. L’homme aux cheveux blancs était sur le pas de la porte. Derrière lui, la chambre semblait vide. Le corps d’Andrew avait été emmené.

— Que voulez-vous dire ? demanda Yuri en italien.

— Ta mère t’a laissé un coffret avec le passeport de ton père et de l’argent.

— Je n’ai plus la clé.

— Nous irons à la banque et nous leur expliquerons.

— Je ne veux rien de vous, explosa Yuri. Je peux très bien me débrouiller tout seul.

Il voulut sortir de la pièce mais l’homme l’attrapa par l’épaule. Il avait une poigne extraordinaire pour un homme de son âge !

— Yuri, je t’en prie. Andrew voulait que je t’aide.

— Vous l’avez laissé mourir. Quel père faites-vous ! Vous êtes resté assis et l’avez regardé mourir !

Il se dégagea et, au moment de passer la porte, fut rattrapé par la taille.

— Je ne suis pas vraiment son père, Yuri, dit l’homme en le poussant doucement contre le mur. Nous faisons partie d’une organisation dans laquelle il me considérait comme son père. Il est venu à Rome pour mourir. C’était son souhait. Il a fait ce qu’il voulait. S’il avait voulu autre chose, il me l’aurait dit. Tout ce qu’il m’a demandé, c’est de m’occuper de toi.

Encore de la télépathie ! Mais qui étaient ces types étranges ? De riches gitans ? Yuri renifla, croisa les bras et regarda l’homme d’un air soupçonneux.

— Je veux t’aider. Tu vaux mieux que les gitans qui t’ont enlevé.

— Je sais, dit Yuri. Certaines personnes sont meilleures que d’autres. Bien meilleures.

— Sois patient, Yuri. On va aller ensemble à la banque pour ouvrir le coffre. Ensuite, nous déciderons que faire.

Yuri se mit à pleurer et se laissa emmener. Ils sortirent de l’hôtel et montèrent dans une belle voiture allemande. Les locaux de la banque lui parurent familiers mais les employés étaient de parfaits étrangers. Il regarda avec étonnement l’Anglais expliquer la situation et, peu après, le coffre fut ouvert. Il contenait plusieurs passeports, la montre japonaise de son père, une grosse enveloppe bourrée de lires et de dollars américains et un paquet de lettres dont une portait une adresse à Rome.

Il se sentit très excité en touchant ces objets. Il revit le moment où sa mère les avait placés dans le coffre. Un employé de la banque les mit dans de grandes enveloppes marron. Il les prit et les serra sur sa poitrine.

L’Anglais le ramena dans la voiture et, quelques minutes plus tard, ils entrèrent dans un petit bureau où l’Anglais salua une personne de connaissance. Il montra à Yuri un appareil-photo sur pied et lui fit signe de se mettre devant.

— Pour quoi faire ? demanda Yuri, qui tenait toujours ses enveloppes marron.

Il jeta un regard irrité à l’Anglais et à son ami qui riait.

— Pour un autre passeport, dit l’Anglais en italien. Aucun des tiens n’est bon.

— Nous ne sommes pas au bureau des passeports.

— Nous faisons nos propres passeports. C’est mieux ainsi. Quel nom veux-tu ? Ou préfères-tu que je décide moi-même ? J’aimerais que tu viennes à Amsterdam avec moi pour voir si ça te plaît.

— Non ! répondit Yuri. Pas de police, pas d’orphelinat, pas de pension. Non ! Pas de prison !

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit patiemment l’Anglais. Je te propose de venir dans notre maison d’Amsterdam. C’est un endroit sûr. Tu seras libre d’aller et venir à ta guise. Et tu auras une chambre pour toi tout seul.

Un endroit sûr ! Une chambre pour lui tout seul !

— Mais qui êtes-vous ? interrogea-t-il.

— Notre organisation s’appelle le Talamasca. Nous sommes des érudits. Des étudiants, si tu préfères. Nous constituons des dossiers de témoignages sur certains sujets. Je t’expliquerai tout ça dans l’avion.

— Vous lisez dans les pensées.

— Oui. Nous sommes même des proscrits, des gens très seuls. Il y a parmi nous des gens qui sont meilleurs que d’autres. Bien meilleurs, parfois. Comme toi. Je m’appelle Aaron Lightner. J’aimerais que tu viennes avec moi.

 

Dans la maison mère d’Amsterdam, Yuri s’assura qu’il n’était pas prisonnier en vérifiant et revérifiant que les portes n’étaient pas fermées à clé. Sa chambre était petite, très propre et donnait sur le canal et les quais pavés. Il l’aimait beaucoup. La lumière de l’Italie lui manquait, mais pas trop. De bons feux bien chauds brûlaient dans les cheminées de la maison, il y avait des canapés moelleux pour sommeiller et de bons lits bien fermes pour dormir. Et, surtout, des quantités de bonne nourriture.

Des gens aux visages souriants allaient et venaient dans la maison mère. Tous les jours, il entendait parler des « Anciens », mais il ignorait de qui il s’agissait.

— Tu veux faire de la bicyclette, Yuri ? lui demanda un jour Aaron.

Il essaya et, rapidement, se mit à rouler comme un dératé dans les rues de la ville.

Mais il ne voulait toujours pas parler, jusqu’au jour où Aaron réussit à briser sa résistance. Il raconta l’histoire du maharajah.

— Maintenant, raconte-moi ce qui s’est réellement passé, lui dit Aaron.

— Et pourquoi le ferais-je ? demanda Yuri. Je ne sais même pas pourquoi je suis ici avec vous.

Depuis un an, il n’avait pas dit un mot de vrai sur son passé. Même pas à Andrew, alors pourquoi à cet homme ? Et soudain, tout en niant le besoin de dire la vérité, de se confier ou d’expliquer, il parla de sa mère, des gitans et de tout le reste. Le matin succéda à la nuit, Aaron Lightner était toujours assis à la table, et Yuri parlait encore.

Lorsqu’il eut terminé, il connaissait Aaron Lightner et Aaron Lightner le connaissait. Il fut décidé que Yuri resterait quelque temps au Talamasca.

Pendant six ans, il fréquenta une école d’Amsterdam. Il vivait dans la maison du Talamasca et consacrait la majeure partie de son temps à ses études. Après les cours, et le week-end, il travaillait pour Aaron : il enregistrait des dossiers dans l’ordinateur, cherchait des références à la bibliothèque et, parfois, faisait de simples commissions comme aller à la poste ou prendre livraison d’un paquet important.

Au bout de quelque temps, il se rendit compte qu’en fait les Anciens étaient partout mais que personne ne savait qui ils étaient. Le fonctionnement était le suivant : celui qui devenait un Ancien ne le disait à personne et il était interdit de demander à quelqu’un : « Êtes-vous un Ancien ? » ou « Savez-vous si Aaron est un Ancien ? ». Il était même interdit de se poser la question à soi-même.

Les Anciens savaient qui était Ancien. Ils communiquaient avec tout le monde par l’intermédiaire des ordinateurs et des télécopieurs de la maison mère. N’importe quel membre, même non officiel comme Yuri, pouvait parler avec les Anciens quand il le désirait. Au beau milieu de la nuit, il pouvait allumer son ordinateur et écrire une longue lettre aux Anciens qui lui envoyaient la réponse un peu plus tard sur l’imprimante.

Cela signifiait que les Anciens étaient nombreux et qu’il y en avait toujours plusieurs « de garde ». Ils étaient aimables, attentifs et au courant de tout. Parfois, ils faisaient comprendre à Yuri qu’ils savaient tout de lui, même pour des choses dont Yuri n’était pas certain lui-même.

Cette communication silencieuse avec les Anciens fascinait Yuri. Il se mit à leur poser un tas de questions diverses et variées. Ils ne manquaient jamais de répondre.

Le matin, quand il descendait prendre son petit déjeuner au réfectoire, Yuri regardait toujours autour de lui pour essayer de deviner qui était un Ancien et qui ne l’était pas et qui avait répondu à sa lettre de la nuit précédente. Évidemment, sa lettre était peut-être allée à Rome ou dans n’importe quelle autre maison mère, car les Anciens étaient partout. Ils étaient les plus âgés et les plus expérimentés des membres et dirigeaient l’ordre avec, à leur tête, un Supérieur général nommé par eux et n’ayant de comptes à rendre qu’à eux.

Lorsque Aaron dut retourner en Angleterre, Yuri fut triste de quitter Amsterdam mais demanda à accompagner son ami dans la magnifique maison mère près de Londres.

Yuri adora Londres. Puis il partit faire des études pendant six ans à Oxford, en revenant les week-ends.

À vingt-six ans, il était prêt à devenir membre à part entière de l’ordre. Aucun doute ne subsistait dans son esprit : il aimait qu’Aaron et David l’envoient en mission. Bientôt, ce furent les Anciens qui lui transmirent des instructions de voyage. À son retour, il tapait son rapport sur l’ordinateur et le leur transmettait.

Lorsqu’il partait, il disait simplement à Aaron : « Mission pour les Anciens. » Aaron ne semblait jamais surpris.

Où qu’il aille et quoi qu’il fît, Yuri gardait toujours un contact téléphonique avec Aaron. Il était également dévoué à David Talbot mais tout le monde savait que David était vieux et fatigué de l’ordre et qu’un jour ou l’autre il ne serait plus Supérieur général, soit de son fait, soit parce que les Anciens lui demanderaient poliment de se retirer.

C’était à Aaron que Yuri était attaché. Il y avait un lien particulier entre eux. Pour Yuri, c’était un amour puissant et irrationnel qui prenait racine dans l’enfance, la solitude et les souvenirs inoubliables de tendresse, un amour que seul son destinataire pouvait détruire. Aaron est mon père, se disait Yuri, comme il a été le père d’Andrew, mort dans cet hôtel de Rome.

À mesure que les années passaient, Aaron confiait de plus en plus à Yuri ses sentiments, ses déceptions et ses espoirs.

Parfois, ils discutaient des Anciens, avec prudence, bien entendu. Mais la conversation ne révélait jamais à Yuri si Aaron était l’un d’eux ou non. De toute façon, il n’était pas censé le savoir, mais il en était presque persuadé. Qui d’autre que lui, l’un des plus sages et des plus âgés de l’ordre, serait, mieux placé pour l’être ?

Aaron s’éternisant aux Etats-Unis sur l’affaire des sorcières Mayfair, Yuri s’inquiéta. Jamais Aaron n’était resté aussi longtemps loin de la maison mère.

A l’approche de Noël, période de solitude pour bien des gens, Yuri appela sur son ordinateur le dossier des sorcières Mayfair, l’imprima dans sa totalité et l’étudia avec soin pour comprendre ce qui retenait Aaron à La Nouvelle-Orléans.

L’histoire des Mayfair lui plut énormément mais ne lui fit pas plus d’effet que n’importe quel autre dossier du Talamasca. Il chercha ce qu’il pourrait faire pour Aaron. Réunir des informations sur Donnelaith, peut-être ?

 

La semaine précédant Noël, les Anciens annoncèrent que David Talbot avait démissionné de son poste de supérieur général et qu’un Italo-Allemand, Anton Marcus, lui succédait. A Londres, personne ne connaissait Anton Marcus.

Yuri était vexé de ne pas avoir eu l’occasion de dire au revoir à David. Sa disparition était entourée d’un certain mystère et, comme souvent, les membres se mirent à parler entre eux des Anciens. Tout le monde se posait des questions sur l’organisation de l’ordre, voulait savoir si David allait rester un Ancien, à supposer qu’il l’ait jamais été, si les Anciens comprenaient à la fois des actifs et des membres à la retraite.

La confusion ne régna que quelques jours, jusqu’à l’arrivée d’Anton Marcus. Avec ses manières charmantes et sa connaissance approfondie de la vie de chacun des membres, il conquit immédiatement tout le monde, et la maison mère de Londres retrouva la paix.

Yuri aurait voulu passer Noël avec Aaron à La Nouvelle-Orléans mais celui-ci lui répondit au téléphone que c’était impossible, en précisant que son enquête en était à un point vraiment décourageant, le plus décourageant de toute sa carrière.

— Que se passe-t-il avec les sorcières Mayfair ? lui demanda Yuri.

Il expliqua qu’il avait lu le dossier et demanda s’il pouvait faire quelque chose pour l’aider. Aaron répondit que non.

— Aie confiance, Yuri. Nous nous reverrons quand Dieu le décidera.

Ce type de déclaration n’était vraiment pas le genre d’Aaron. Pour Yuri, ce fut le premier indice formel que quelque chose n’allait pas.

Tôt, la veille de Noël, Aaron appela Yuri à Londres. Il lui raconta que Rowan Mayfair allait avoir de gros problèmes, qu’elle avait besoin de lui et qu’il voudrait être auprès d’elle pour l’aider. Mais les Anciens le lui avaient formellement interdit. Il devait rester à la maison mère d’Oak Haven et ne pas « intervenir ».

— Aaron, durant toute l’histoire des sorcières Mayfair nous avons essayé sans succès d’intervenir. Tu n’es pas en sécurité auprès de ces gens, pas plus que Stuart Townsend ou Arthur Langtry qui en sont morts tous les deux. Que pourrais-tu faire ?

Aaron en convint à regret. En fait, il avait voulu cette conversation pour entendre exactement ça. Il admit que David et Anton avaient probablement raison de le tenir à l’écart. Mais ça lui était tout de même pénible.

— Je me demande à quoi sert de passer sa vie à observer dans les coulisses. Vraiment, je me demande. Je crois que j’ai attendu un moment précis et que ce moment est arrivé.

Quelles paroles singulières dans la bouche d’Aaron ! Yuri était profondément troublé. Mais Anton lui avait confié deux nouvelles missions, en Inde et à Bali, et il s’y consacra entièrement, heureux, comme toujours, de partir à l’aventure.

Ce n’est qu’à la mi-janvier qu’il eut des nouvelles d’Aaron. Celui-ci voulait qu’il aille en Écosse, à Donnelaith, pour vérifier si un couple mystérieux y avait été vu. Yuri prit des notes.

— C’est Rowan Mayfair que je te demande de chercher. Elle était accompagnée d’un homme très grand et mince aux cheveux noirs.

Yuri comprit ce qui se passait. Le fantôme de la famille Mayfair, l’esprit qui l’avait hantée pendant des générations, avait réussi à entrer dans le monde visible. C’était palpitant. Il voulait trouver cette créature.

— C’est ce que tu veux ? Que je les retrouve ? Tu es certain qu’il faut commencer par Donnelaith ?

— C’est le seul endroit par où on peut commencer. Mais ils peuvent être n’importe où en Europe, maintenant. Peut-être même aux États-Unis.

Yuri partit pour Donnelaith le soir même, inquiet du découragement qu’il avait perçu dans la voix d’Aaron. Il tapa son ordre de mission et l’envoya immédiatement par fax aux Anciens d’Amsterdam.

Son séjour à Donnelaith fut des plus agréables. Nombreux étaient les gens qui avaient vu le couple et qui lui firent une description de l’homme. Il en dessina d’ailleurs un portrait. Il s’arrangea pour dormir dans la même chambre d’hôtel qu’eux et releva un tas d’empreintes digitales, sans savoir à qui elles appartenaient.

Les Anciens lui envoyèrent un message par fax à son hôtel d’Édimbourg approuvant sa mission. Priorité absolue. Cela signifiait qu’il pouvait dépenser sans compter. Si le couple avait laissé la moindre chose derrière lui, il devait la récupérer. Une discrétion absolue était également de rigueur. Personne à Donnelaith ne devait avoir vent de son enquête. Yuri se sentit offensé. Comme s’il pouvait en aller autrement ! Il en fit le reproche aux Anciens. « Toutes nos excuses, répondirent-ils dans le fax suivant. Continuez à faire du bon travail. »

Donnelaith captiva l’imagination de Yuri. Pour la première fois, les sorcières Mayfair lui parurent réelles.

Il rassembla toutes sortes de livres et de brochures touristiques, photographia les ruines de la cathédrale ainsi que la chapelle que l’on venait de découvrir et qui contenait le tombeau d’un saint inconnu. Il passa son dernier après-midi à Donnelaith à explorer les ruines puis appela Aaron d’Édimbourg pour lui confier ses impressions et lui arracher quelques informations sur le mystérieux couple. L’homme pouvait-il être Lasher ? Aaron lui répondit qu’il était impatient de tout lui expliquer mais que le moment était mal choisi : Michael Curry, le mari de Rowan, avait failli être tué le jour de Noël, à La Nouvelle-Orléans, et Aaron voulait rester auprès de lui, quoi qu’il arrive.

De retour à Londres, Yuri transmit les empreintes digitales et les photos au laboratoire et, par fax, expédia un rapport circonstancié à Aaron aux Etats-Unis. Il en envoya un exemplaire, toujours par fax, à Amsterdam, classa le tirage papier dans les archives et alla se coucher.

Le matin, lorsqu’il voulut appeler le dossier Mayfair sur son ordinateur, il s’aperçut que l’accès à toutes les sources avait été verrouillé. Quand il appela Aaron pour lui demander des explications, il lui parut manifeste qu’Aaron ignorait que le dossier avait été décrété confidentiel mais qu’il ne voulait pas trop montrer sa surprise à Yuri. Il paraissait furieux et déconcerté.

Le soir, Yuri écrivit aux Anciens : « Je demande l’autorisation de rejoindre Aaron à La Nouvelle-Orléans pour l’aider dans ses recherches. Je ne prétends pas avoir compris tous les tenants et aboutissants de l’affaire et je n’ai pas besoin de les comprendre. En revanche, je ressens le besoin pressant d’être auprès d’Aaron. »

Les Anciens refusèrent.

Quelques jours plus tard, Yuri fut déchargé de l’affaire. Elle était reprise par Erich Stolov, un expert dans ce « domaine ». Yuri devait prendre quelques jours de congé à Paris avant de partir pour la Russie où il faisait très froid.

« Vous m’envoyez en Sibérie ? écrivit-il ironiquement sur son ordinateur. Mais qu’est-ce qui se passe avec les sorcières Mayfair ? »

Amsterdam répondit qu’Erich s’occupait de toutes les activités européennes concernant ce dossier et, une fois encore, que Yuri devait prendre du repos. On lui précisa que l’affaire Mayfair était ultra-confidentielle et qu’il ne devait en parler avec personne, pas même avec Aaron. C’était un avertissement courant dans « ce genre d’affaire ».

« Vous connaissez notre mode de fonctionnement, disait le communiqué. Nous n’intervenons jamais. Nous sommes prudents. Nous sommes des observateurs. Et nous avons nos principes. Cette situation sans précédent présente aujourd’hui un danger. Vous devez laisser l’affaire à quelqu’un de plus expérimenté comme Erich. Aaron sait que les Anciens ont verrouillé le dossier. Vous n’entendrez plus jamais parler de lui. »

C’était cette dernière phrase, cet impossible enchaînement de mots, qui avait décidé Yuri.

Au milieu de la nuit, tandis que la maison mère était endormie, Yuri tapa un dernier message sur son ordinateur. « Mes sentiments sont mitigés quant à la tournure que prend cette enquête. Je suis inquiet pour Aaron Lightner. Il ne m’a pas téléphoné depuis des semaines. J’aimerais le contacter. Je demande un conseil. »

Vers 4 heures du matin, le fax le réveilla. C’était la réponse d’Amsterdam : « Yuri, laissez tomber. Aaron est entre de bonnes mains. Il n’y a pas de meilleurs enquêteurs que Erich Stolov et Clément Norgan qui ont été affectés à plein temps à cette affaire. Les choses vont très vite et vous saurez bientôt le fin mot de l’histoire. Jusque-là, tout doit rester dans le plus grand secret. Ne demandez plus à parler à Aaron. »

Yuri fut incapable de se rendormir. Il descendit dans la cuisine, où les cuisiniers de nuit glissaient dans d’énormes fours le pain du lendemain. Ils ne remarquèrent même pas que Yuri s’était versé une tasse de café et s’était assis sur un banc en bois près du feu.

Yuri ne pouvait pas se soumettre à l’ordre des Anciens. Il aimait Aaron et lui était tellement attaché qu’il n’imaginait pas la vie sans lui. Quelle chose terrible que de s’apercevoir qu’on dépend entièrement de quelqu’un, que le sens même de votre vie tient à cette personne, qu’on a besoin d’elle et qu’elle est l’unique témoin de votre vie.

Il monta téléphoner à Aaron.

— Les Anciens m’ont ordonné de ne plus te parler directement, dit-il.

Aaron était abasourdi.

— J’arrive, poursuivit Yuri.

— Tu risques ton expulsion.

— Nous verrons. Je serai à La Nouvelle-Orléans dès que possible.

Yuri réserva une place sur un vol, fit ses bagages et descendit attendre la voiture. Anton Marcus vint le voir, échevelé, en robe de chambre et pantoufles. On l’avait visiblement tiré de son lit.

— Vous ne pouvez pas partir, Yuri. Cette enquête est encore plus dangereuse qu’il n’y paraît. Aaron ne le comprend pas.

Il emmena Yuri dans son bureau.

— Le temps ne représente pas grand-chose pour nous, lui dit-il. Un siècle ou deux ne sont rien. Cela fait des siècles que nous observons les sorcières Mayfair.

— Je sais.

— Il s’est produit quelque chose que nous redoutions et que nous n’avons pas pu empêcher. Cela nous met tous en danger. Nous avons besoin de vous ici. Attendez les ordres et faites ce qu’on vous dit.

— Non, désolé, répondit Yuri. Je vais retrouver Aaron.

Il se leva et sortit. Il ne se retourna pas ; la réaction d’Anton ne l’intéressait pas.

Il regarda longuement la maison mère avant de partir mais, sur la route d’Heathrow, une seule image trottait dans sa tête : Andrew mourant dans sa chambre d’hôtel de Rome. Aaron assis en face de lui. Yuri disant : « Je suis votre ami. » Il revit aussi sa mère mourante dans le village serbe.

Il ne doutait absolument pas. Rejoindre Aaron était ce qu’il devait faire.

 

L'heure des Sorcières
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